“Les dynamiques anti-genre dépassent très largement le cadre de l’extrême droite”
#10 - Interview de la chercheuse Marianne Blidon
L’été est passé, on a un nouveau gouvernement ultra-conservateur qui nous fait presque oublier que le Premier ministre n’est finalement pas du RN, on approche dangereusement du changement d’heure… et on attend toujours Gendercover.
La rentrée a été rude. Comme beaucoup d’entre vous, je me suis fait rouler dessus et j’ai dû privilégier les projets rémunérés pour payer mon loyer parisien.
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Pour ce numéro de rentrée (très tardive, soit), je pensais initialement passer au crible le gouvernement de Michel Barnier. Au moment de sa nomination, de nombreux médias ont titré sur un “retour de la Manif pour tous”. Or loin de signer un regain de ce mouvement conservateur, qui s’est mué en fallacieux “Syndicat de la famille”, les positions anti-mariage pour tous·tes, anti-PMA, anti-IVG, anti-trans et pro-thérapies de conversion d’un bon nombre de ministres marque surtout la professionnalisation, l’institutionnalisation et la politisation des mouvements “anti” et de leur idéologie.
Il s’avère que La Déferlante aussi voulait y consacrer une newsletter (les grands esprits). Alors j’en parle dans leur prochain numéro, à paraître ce vendredi 25 octobre.
En attendant, je ne manque pas de sujets - à défaut de temps. Il s’avère que vient de paraître le deuxième volet du projet RESIST, réalisé par un consortium de dix universités à travers l’Europe, et dont je parlais en juin dernier sur Mediapart. Cette étude transnationale analyse ici les impacts des mobilisations anti-genre, à travers des entretiens individuels et collectifs. J’ai décidé d’interroger à ce sujet Marianne Blidon, maîtresse de conférences à l'Institut de démographie de l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, spécialisée sur le genre, les sexualités et les géographies féministes, qui a coordonné l’étude de cas française avec la docteure en psychologie Mathilde Kiening.
Au sommaire de ce numéro #10 (hey, ça se fête !) :
Projet RESIST, 2e volet : interview de la chercheuse Marianne Blidon
Vu dans l’actu
Mes dernières productions (vous allez comprendre pourquoi je me suis fait rouler dessus)
“Les dynamiques anti-genre dépassent très largement le cadre de l’extrême droite”
Pourriez-vous présenter le projet RESIST ?
Marianne Blidon : Le projet Resist s’inscrit dans un financement européen. À l’origine, c’est la commission européenne qui avait fléché un fonds dédié pour l’étude des mouvements anti-genre. C’est pourquoi nous reprenons ce terme, même s’il ne correspond pas tout à fait au vocabulaire que les gens utilisent. Le constat de départ de l’Union européenne (UE) était qu’il est en train de se passer des choses autour de l’antiféminisme, des mouvements anti-LGBTQIA+. Et ce n’est pas anodin car cela commence à impacter d’une certaine manière le projet européen, des valeurs démocratiques, des valeurs communes. Il s’agissait donc de réfléchir à ce que sont ces dynamiques, qui se traduisent à la fois en discours et en actions, et d’essayer d’y apporter des réponses.
La plupart des projets financés par l’UE analysent les dynamiques de ces mouvements, ce qu’on avait fait dans le premier axe de recherche. Mais le projet Resist s’intéresse surtout aux effets et aux impacts. Dans ce deuxième volet, on change donc la focale pour s’intéresser aux personnes ciblées par ces discours et mobilisations anti-genre.
Je m’interroge moi-même souvent sur l’emploi de l’expression “anti-genre”, qui peut sembler floue pour un bon nombre de personnes. Quelle serait l'alternative ?
Les mouvements anti-genre représentent notre point de départ, mais à mesure que le projet avance, c’est aussi un terme qu’on questionne. On s’est confronté·e à des personnes qui ne savaient pas ce qu’on entendait par là. On se retrouve à mobiliser ce terme-là car il est générique, mais on voit bien que de manière plus spécifique, il serait plus parlant de parler de cas d’antiféminisme, d’anti-LGBTQIA+, ou anti-trans. Ce qui serait anti-genre, ou “anti-woke” pourrait-on désormais dire aussi, c’est plutôt ce qui est vraiment tourné vers les savoirs académiques. L’expression “anti-genre” a néanmoins l’avantage d’englober l’ensemble de ces attaques.
Quelles sont les particularités du contexte français, selon l’étude de cas que vous avez co-coordonnée ?
On a dans le consortium des contextes très particuliers. On a une collègue qui travaille sur la Biélorussie, où ça a été parfois difficile de réaliser ce travail. Elle a fait des entretiens où elle marchait avec les personnes, où elle n’enregistrait pas. Ça a été l’étude de cas la plus complexe, avec les mesures de sécurité les plus avancées. La Pologne aussi.
Nos recherches montrent toutefois que ces questions ne sont pas le propre des pays d’Europe de l’est et sont transversales. Quand on regarde les situations dans nos neuf études de cas, on trouve des personnes concernées avec un répertoire de préjudices qui est le même.
Pour ce qui est de la spécificité de la France, on a quand même un contexte politique et culturel particulier, notamment en lien avec la laïcité, qui fait que la question de la sécularisation est très présente dans les discours et souvent mobilisée. Nous avons des collectifs particulièrement engagés sur ces sujets en France, comme Le Printemps républicain, qui joue un rôle important.
S’il y a une identification très forte de ces mouvements avec l’extrême droite, les dynamiques anti-genre, dans leurs déclinaisons qui sont antiféministes ou anti-LGBTQIA+, dépassent toutefois très largement le cadre de l’extrême droite, et se retrouvent y compris dans des mouvements se présentant comme féministes. C’est ce qu’on a vu avec tous les discours anti-trans.
Quels sont les principaux enseignements que vous avez tirés de votre étude ?
D’abord, on retrouve cette idée de répertoire très large de dommages et de préjudices sur les personnes concernées. Ces derniers peuvent être plus ou moins graves, et avoir des effets cumulatifs qui peuvent constituer des atteintes importantes aux personnes. Cela peut les silencier, avoir des effets sur leurs engagements. Elles vont se retirer de la vie publique, des médias, de leurs réseaux sociaux, se retrouver dans situations de fatigue militante telles que cela va aussi engendrer des atteintes à la santé. Il y a aussi des personnes qui vont devoir, du fait des menaces qui pèsent sur elles, en permanence changer leurs itinéraires pour rentrer chez elles, vont réduire leur mobilité, ne se sentant pas en insécurité. Des personnes qui vont perdre leur emploi, vont envisager de déménager voire d'émigrer. Un élément a été récurrent dans toutes les études de cas, et beaucoup mentionné dans le cas français : la circulation des listes noires constituées par des groupuscules d’extrême droite et visant des journalistes, responsables d’associations ou encore universitaires, a de réels impacts.
Quel est le rôle des médias dans la diffusion des discours anti-genre ?
Il est revenu de manière récurrente. Neuf participant·es nous ont parlé de CNews. C’est une vraie préoccupation et une réelle source de souffrance parce que quand on a des discours autant déformés, ça impacte les personnes. Cela a en outre un effet de caisse de résonance qui est terrible, et cela au-delà de CNews. Par exemple, sur la question de l’enseignement de ces questions à l’école, au collège et au lycée, il y a un vrai impact des discours portés dans les médias, avec un effet d'amplification qui est énorme.
Comment le catholicisme continue-t-il d’impacter les discours et politiques “anti” en France ?
Nous ne sommes pas dans le même contexte que la Grèce ou la Pologne. Néanmoins, le discours sur la laïcité étant très prégnant en France, on oublie que l’Église catholique peut continuer à jouer un rôle, en influençant les discours et les actions des mouvements anti-genre, notamment à travers un certain nombre d'associations qui peuvent avoir des connexions avec l’extrême droite.
La Manif pour tous a-t-elle encore une influence ?
Celles et ceux qui nous ont parlé de la Manif pour tous sont celles et ceux qui, dans leur trajectoire militante, ont été en butte avec cette organisation. Ce sont des personnes qui se sont mobilisées au moment du vote de la loi pour le Pacs, au moment du mariage pour toutes et tous, et qui observent les résurgences et connexions qu’il peut y avoir entre ce mouvement et les mobilisations actuelles. Aujourd'hui, la Manif pour tous est par exemple très engagée sur les questions d’enseignement, avec des effets qui peuvent être importants. Des associations vont ainsi se retrouver contraintes dans leurs interventions du fait de mobilisations très fortes, souvent avec des arguments fallacieux ou erronés.
Ces mouvements sont structurés, financés… Quelles sont les stratégies de résistance en face ?
Effectivement, nous ne sommes pas du tout à force égale. Si l’on regarde du côté des financements et soutiens institutionnels, de la capacité à mobiliser des grands médias, on n’est pas du tout sur un pied d’égalité. Nous avons été étonné·es du peu de recours au droit. Peu de personnes vont engager des procès. Nombreuses sont celles qui dénoncent un manque de soutien institutionnel, qui ont l’impression de ne pas être accompagnées.
Pour autant, on voit des stratégies de résistance se mettre en place, individuelles comme collectives. Une mutualisation des savoirs et compétences, au-delà des groupes féministes ou LGBTQIA+, par exemple à travers des connexions avec des mouvements écologistes ou antifascistes. Les activistes peuvent parfois s’appuyer sur les mouvements antifas qui vont faire une veille sur les réseaux sociaux pour récolter des informations, ou se faire aider par des collectifs pour de l‘autodéfense. De ce point de vue, les solidarités peuvent donc se tisser de manière plus large dans un contexte où la menace ne porte pas uniquement sur les personnes ciblées par les mouvements anti-genre. Dans le cadre de trajectoires de militantisme, beaucoup s’accrochent aux moments de joie, aux actions collectives. Le bonheur d’être ensemble est ce qui les fait tenir.
Pour lire l’intégralité de ce deuxième volet du projet Resist, ça se passe ici.
🤓 Vu dans l’actu
"Il a dit qu’il voulait répondre à la volonté du peuple et que ce qui compte c’est le résultat du premier tour des législatives" : notre nouveau ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau, cite la dirigeante italienne d’extrême droite Giorgia Meloni en exemple et annonce deux circulaires pour réduire l’immigration et combattre "l'islam politique". On n’est pas bien là ?
Impossible de vous détailler l’ensemble des propos et prises de position LGBTphobes, sexistes et racistes de tous nos nouveaux ministres. Néanmoins, je vous invite à lire cette enquête de Linh-Lan Dao pour France info sur Anne Genetet, nouvelle ministre de l'Éducation. Fondatrice d’une société spécialisée dans la formation pour les employées de maison, elle n’a pas hésité à donner des conseils essentialisants et empreints de racisme anti-asiatique aux futurs employeurs. Parmi lesquels : “Les employées qui n'ont connu que des familles locales, chinoises par exemple, sont souvent plus flexibles, plus attentives aux consignes et ont pour la plupart développé un grand sens du service 'à l'asiatique'" (oui, je sais définitivement vous mettre bien).
Marion Maréchal lance son parti en vue de "travailler à une coalition structurée aux côtés de Marine Le Pen, de Jordan Bardella, d’Éric Ciotti", pour "porter la voix d’une droite civilisationnelle qui soit à la fois antiwoke, anti-assistanat et antiracket fiscal". Pour justifier cette union des extrêmes droites, elle affirme : “Nous serons plus forts à trois qu’à deux et la Bretonne que je suis vous dit qu’un trimaran est plus rapide qu’un catamaran, surtout quand on a le vent de face !”. Je pleure des larmes d’eau salée.
Chez l’ex-ambassadeur adjoint du Qatar à Paris, l’enfer à huis clos de deux domestiques philippines : elles dénoncent les conditions de travail inhumaines et les viols commis sur l’une d’elles par leur ex-employeur, protégé par son immunité diplomatique. Une série d’articles glaçants sur les femmes esclaves de diplomates, par Gurvan Kristanadjaja pour Libération.
"Je trouve que votre couple ne raconte pas quelque chose de suffisamment universel. (...) Il y a un truc qui ne prend pas, un truc où on se reconnaît moins, quoi." C’est signé Quentin de Revel, directeur de la fiction de M6 à Claudia Mongumu et Ryad Baxx. Ou comment M6 a viré ces deux comédiens racisés de la série “Scènes de ménage”, par David Perrotin pour Mediapart.
Refus de délivrer la carte de presse aux femmes journalistes portant le voile, emploi du deadname des journalistes trans : nous dénonçons avec mon collectif de pigistes Hors Cadre, et plein d'autres confrères et consoeurs, les discriminations dans l'attribution des cartes de presse. Si ça vous intéresse, la tribune est à lire ici.
📕 Reco de lecture “woke”
“L'universalisme républicain est souvent brandi comme un rempart face à la prise de parole des personnes minorisées." C’est un rappel utile signé Sarah Jean-Jacques et Sophie Pointurer de l’Observatoire de la lesbophobie, dans Le déni lesbien, qui vient de paraître chez Harper Collins. Ou “quand on vous dit que ‘l’universalisme’ est un mot codé pour désigner la suprématie blanche sans avoir l’air raciste”, comme le commente très justement Rokhaya Diallo sur ses réseaux sociaux.
(et c’est tout parce que j’ai beaucoup trop de livres en attente sur ma table de chevet)
Mes dernières publications
Je signe trois contributions dans le numéro 15 de La Déferlante, spécial genre et extrême droite. Un glossaire, des recommandations et une analyse sur les femmes au service de la diabolisation de l’extrême droite. Achetez ce numéro, il est vraiment riche et passionnant.
Un reportage avec ma consoeur photographe Valentina Camu auprès de mères isolées et de leurs bébés à la rue en Seine-St-Denis. Alors qu’environ 3000 enfants sont obligés actuellement de passer la nuit dehors en France faute de places d’hébergement d’urgence, selon un récent rapport de la délégation aux droits des femmes du Sénat, nous sommes allées à la rencontre d’un collectif de femmes dans le 93. C’est à lire sur le site de Basta.
Une enquête qui m’occupe et me préoccupe depuis plusieurs mois maintenant. À Argol, en presqu’île de Crozon dans le Finistère, une enquête est en cours visant le maire de la commune pour agression sexuelle. Il y a une quinzaine d’années, une autre femme dénonçait des faits similaires. À l’époque, la justice avait conclu à un non-lieu. D’autres une omerta générale, qui durerait depuis près de 50 ans, d’autres femmes témoignent, dont une qui était mineure au moment des faits. À lire sur Mediapart.
(Oui, j’ai décidé de me mettre sur des sujets très légers pour aborder cette rentrée avec sérénité.)
Et sinon ?
Si tu veux, comme moi, plus d’événements queer en Finistère et que ta mamie s’appelait aussi Monique :