Bonjour à toutes et à tous,
Et bienvenue dans la newsletter du point médian, des formulations épicènes et du doublet. Car n’en déplaise à notre président, l’écriture inclusive ne se limite pas à l’ajout de “points au milieu des mots”. Pire : en s’adressant à longueur de journée aux “Françaises, Français”, il fait lui-même la démonstration que le masculin ne fait pas “le neutre”, contrairement à ce qu’il a défendu devant un public grisonnant ce 30 octobre. Mais on reparlera de ça plus tard.
Pour l’heure, place au premier numéro de Gendercover.
Vous n’avez pas encore lu mon premier post, expliquant le pourquoi du comment de cette newsletter ? Il n’est pas trop tard 👇
Au sommaire de ce numéro #1 :
Genre, de quoi parle-t-on ?
Aux origines de la “théorie du genre”
Veille actu
Baromètre des droits en Europe
Mes recos (garanties 100% “woke”)
Genre : de quoi parle-t-on ?
(Si vous avez déjà lu tout Judith Butler, passez à la partie suivante 🤓)
Le genre renvoie à la construction socioculturelle des rôles dits masculins et féminins, soit à l’identité des femmes, des hommes ou des personnes non-binaires telle qu’elle a été induite et construite par la société. Pour schématiser grossièrement : les garçons seront poussés à être forts, à prendre de la place et à s’imposer ; tandis que les filles seront plutôt incitées à rester discrètes, distinguées et en retrait.
Ou pour reprendre la célèbre formule de Simone de Beauvoir (Le Deuxième sexe, 1949) :
« On ne naît pas femme [ou homme], on le devient ».
Le genre est à différencier du sexe, qui renvoie à l’ensemble des attributs biologiques et physiques des humains, catégorisés de manière binaire en “femmes” ou “hommes” en fonction de ces caractéristiques physiologiques. Il existe pourtant des personnes qui naissent avec des variations de ces caractéristiques sexuelles, qui ne correspondent pas aux définitions binaires des corps féminins et masculins : il s’agit des personnes intersexes, encore trop souvent mutilées pour les faire correspondre à ce que la société attend d’elleux.
Le genre et le sexe sont eux-mêmes à différencier de l’orientation sexuelle, qui désigne l’attirance d’une personne pour le genre opposé, le même genre qu’elle, ou pour plus d’un genre. On parle alors de personnes homosexuelles (lesbiennes ou gays), bisexuelles ou pansexuelles.
Certaines personnes (transgenres ou non-binaires) ne s’identifient pas au genre qui leur a été assigné à la naissance. L’identité de genre (soit le ressenti intime que chacun·e a de son genre), comme l’orientation sexuelle, peuvent donc fluctuer au cours d’une vie : si ce n’est pas encore fait, vous pouvez quitter l’hétérosexualité (par exemple).
En sciences humaines et sociales, le concept de genre a été développé à partir des années 1970 par des féministes, qui en ont donné plusieurs définitions. L’une d’elle est théorisée par l’historienne américaine Joan W. Scott. Dans les années 1980, elle définit le genre en tant que “catégorie utile d'analyse historique”, permettant de signifier les rapports de pouvoirs. Autrement dit : un concept concourant à la mise en lumière de l’oppression des femmes par les hommes > donc de la domination masculine > donc du patriarcat 💩.
En résumé, parler de genre, c’est tout simplement parler d’(in)égalités.
Aux origines de la “théorie du genre”
Enfilez vos plus belles lunettes de soleil, je vous emmène en Italie (bon, pas vraiment). Allez c’est parti. 😎
1. L’opération anti-féministe du Vatican
Alors que les mouvements féministes se multiplient à la fin du XIXe siècle, et que les revendications d’égalité se font de plus en plus audibles dans la société, les autorités catholiques commencent à perdre pied. Inquiètes des potentiels impacts politiques des études de genre, qui émergent également peu à peu, elles se doivent de répliquer, tout en prenant en marche le train d’une société qui évolue sous leur nez.
Tandis que l’ancien argumentaire du Vatican définissait la femme comme soumise à l’homme, il s’agit cette fois de louer leur complémentarité. Se construit alors un discours défendant “la dignité et la vocation de la femme” - étant entendu que celle-ci se construit par “les sacrements du mariage” avec un homme… et “la maternité”. En précisant que le tout est “ordonné par nature”, l’Eglise catholique développe un discours essentialisant le rôle de la femme, ramenant la “complémentarité” à l’indispensable “différence des sexes”. A ces conditions, “le texte biblique fournit des bases suffisantes pour que l'on reconnaisse l'égalité essentielle de l'homme et de la femme du point de vue de l'humanité”, écrit même Jean-Paul II en 1988. Une stratégie discursive qui permet au Vatican d’ainsi se positionner face aux mouvements féministes, comme le mettent très bien en avant les chercheur·ses Sara Garbagnoli et Massimo Prearo [1] :
“Ce tour de passe-passe notionnel permet au Vatican de mobiliser un nouveau discours qui, tout en dénonçant les injustices et les discriminations subies par les femmes, réaffirme que les sexes n’ont pas les mêmes places dans le monde. En ce sens, les femmes sont pensées comme un groupe qui est discriminé si et quand la société les empêche de remplir leurs missions ‘naturelles’.”
En 1995, Jean-Paul II va jusqu’à promouvoir un “nouveau féminisme” qui, “sans succomber à la tentation de suivre les modèles masculins, sache reconnaître et exprimer le vrai génie féminin lesbien (comment ça il n’a pas dit ça ?) dans toutes les manifestations de la vie en société”.
La même année, un événement joue un rôle clé dans le tournant discursif initié par le Vatican. Lors de la quatrième conférence mondiale sur les femmes, organisée par l’ONU à Pékin, le programme d’action voté à l’unanimité par 189 pays accorde une place centrale au genre. Le concept “d’approche intégrée de l’égalité de genre” (gender mainstreaming), discuté pour la première fois en 1985 à Nairobi, s’ancre en 1995 comme stratégie pour les politiques internationales en matière d’égalité entre les femmes et les hommes. Le rapport de cette conférence de Pékin propose même une définition du sens général du terme “genre”, les différences entre femmes et hommes étant selon ce document “les conséquences des rôles de genre socialement construits plutôt que de différences biologiques immuables”.
C’en est trop pour le Vatican, pour qui cette définition du “genre” met à mal la sacro-sainte “différence des sexes”. Le 26 mai 1995, Saint-Siège s’adresse alors directement à la Secrétaire générale de la Conférence mondiale des Nations Unies sur la femme, Gertrude Mongella, pour réaffirmer qu’”égale dignité ne veut pas dire ‘être identiques aux hommes’”.
2. Le genre comme ennemi de l’Église catholique
Le vilain “gender” apparaît, dès lors, comme un ennemi contre lequel l’Eglise catholique doit se mobiliser. Elle est pour cela aidée et nourrie par l’essayiste américaine Dale O’Leary, proche de l’Opus Dei et pro-vie. En 1997, elle publie The Gender Agenda: Redefining Equality, dans lequel elle écrit :
“Sans fanfare ni débat, le mot sexe a été substitué par le mot genre. Nous avions l’habitude de parler de discrimination de sexe, mais c’est désormais discrimination de genre. Les formulaires tels que les demandes de crédit nous demandaient d’indiquer de notre sexe, ils demandent aujourd’hui notre genre. Cela peut sembler assez innocent. (…) Ce changement, et un certain nombre d’autres choses que vous avez pu ne pas remarquer, font tous partie de l’Agenda du Genre.”
De “l’agenda" du genre” à ce qu’elle nomme “les féministes du genre” s’opère un glissement sémantique : c’est ainsi que naissent peu à peu les expressions “idéologie du genre”, puis “théorie du genre”, propre à la France.
La formule est notamment consacrée par Tony Anatrella, prêtre se présentant alors comme psychanalyste et spécialiste de psychiatrie sociale, surnommé le “psy de l’Église”, et par la suite - ô surprise - mis en cause pour violences sexuelles. En 2003, il met en garde contre “la confusion des genres sexuels” et la “théorie du gender”.
Parmi les autres textes fondateurs participant à la mise en avant du genre comme menace par l’Église catholique, Le Lexique des termes ambigus et controversés, édité la même année en italien par le Conseil pontifical pour la famille, et paru en français en 2005, fait aujourd’hui encore date. On y dénombre 61 occurrences du terme “genre”, de nouveau sous la plume de Tony Anatrella.
En 2005, les évêques se mettent en ordre de bataille et chargent le psychanalyste Jacques Arènes de faire un exposé sur “la théorie du gender”. Il y attaque tour à tour les “lobbies gays”, ou encore le “drame” de l’homosexualité, tout en défendant la “différence des sexes”, la “loi symbolique”, et la “norme hétérosexuelle”. On y est.
L’argumentaire qui nourrira, quelques années plus tard, (feu) “La Manif pour tous”, est ainsi né.
Dans un prochain numéro, on verra comment ce discours s’est imposé dans le débat public français, et a peu à peu été instrumentalisé par des mouvements d’extrême droite.
Mais m’étant découvert une passion sans limite pour les archives du Vatican, mieux vaut pour vous que je vous épargne la suite pour l’instant.
🥸 La veille actu
Une bonne nouvelle : Emmanuel Macron s’est pour la première fois saisi de la “Grande cause du quinquennat” en annonçant le projet de loi visant à graver le droit à l’avortement dans la Constitution. “En 2024, la liberté des femmes de recourir à l'IVG sera irréversible”, a-t-il promis le 29 octobre. Ne va pas nous la faire à l’envers comme sur la PMA, Manu. Les associations féministes t’attendent au tournant.
📹 A ce sujet, je vous conseille de regarder cette courte vidéo du Monde, qui résume bien en quoi le droit à l’avortement est menacé en France.
Un moins bonne nouvelle (euphémisme) : le Sénat a adopté, le 30 octobre, une proposition de loi “visant à protéger la langue française des dérives de l’écriture dite inclusive”. Elle propose, plus inquiétant, “d’interdire cette écriture dans l’enseignement”. La définition qui en est donnée est toutefois tellement floue qu’on se demande comment un tel texte (qui a de toute façon de fortes chances d’être retoqué par l’Assemblée) peut être appliqué. Surtout, ses rédacteurs semblent méconnaître parfaitement le sujet, en oubliant par exemple que la technique du doublet, soit la répétition d’un mot sous sa forme féminine et masculine, fait partie intégrante de l’écriture inclusive. Au point de signer cette proposition “Sénateurs et sénatrices”. Se seraient-IELS, comme notre président de la République, laissé·es berner ?
“Votre sujet n’est pas la langue mais la grande peur anthropologique de l’indifférenciation des sexes. Vous partagez avec Trump, Bolsanaro, Poutine, l’obsession des transgenres, des homosexuel·les et des féministes”, leur a lancé la sénatrice et ancienne ministre Laurence Rossignol. La boucle est bouclée.
Je ne peux m’empêcher de vous renvoyer également à la formidable prise de parole de la sénatrice Mélanie Vogel à ce sujet.
Face à la multiplication des guet-apens homophobes, l’association SOS Homophobie somme le gouvernement de réagir, en demandant notamment la fermeture du site Coco, mis en cause dans plusieurs agressions. A ce sujet, regardez - si ce n’est pas déjà fait - le documentaire, très dur mais nécessaire, que Mediapart a consacré au sujet (signé Sarah Brethes, Mathieu Magnaudeix et David Perrotin).
Au Royaume-Uni, The Dyke Project a remplacé des publicités du métro londonien par des témoignages de personnes LGBT+ palestiniennes issus de la brillante Queering The Map, carte interactive d’expériences queer à travers le monde. Les activistes LGBT+ ont, avec d’autres, publié une lettre ouverte de soutien à la Palestine, demandant un cesser le feu avec Israël. Sur le site de Mediapart, une tribune allant dans le même sens, et dont je suis signataire, dénonce notamment l’interdiction de toute manifestation de soutien au peuple palestinien en France.
👩🏻⚖️ Baromètre des droits
⬆️ 🇵🇱 - En Pologne, c'est la fin de huit ans de règne du PiS, Droit et Justice, le parti populiste de Jaroslaw Kaczynski. Lors des législatives du 15 octobre, la force euro-sceptique, anti-avortement et anti-immigrés est arrivée en tête du scrutin, mais sans majorité. La Coalition civique menée par l’ex-président du Conseil européen Donald Tusk, le parti la Troisième Voie et la Gauche ont remporté les élections, obtenant ensemble plus de 53% des voix. Le scrutin a connu un record historique de participation, à 74,25%. Celle des jeunes et des femmes ayant été décisive, selon plusieurs expert·es. Dans ce pays qui dispose d’une loi sur l’avortement parmi les plus restrictives d’Europe, et où les droits des personnes LGBT+ sont menacés, ces résultats sont loin d’être anodins. "Ce n'est que le début de la reconquête de notre pays. Le combat est encore à venir, mais nous respirons un air frais aujourd'hui", a déclaré l’activiste LGBT polonais Bartosz Staszewski à Euronews.
⬆️ 🇱🇹 - La Lituanie va mettre fin à une loi de 2009 sur “la protection des mineurs”, interdisant “la propagande” LGBT auprès des enfants, et la diffusion d’informations “qui feraient la promotion de relations sexuelles ou d'autres manière de concevoir une famille que celles qui sont stipulées dans la Constitution”. Cette législation, dont on trouve des versions dans d’autres pays comme la Russie ou la Hongrie, va être amendée suite à plusieurs résolutions du Parlement européen la condamnant. Plus récemment, la Cour européenne des droits de l’homme a qualifié de “violation de l’article 10” (sur la liberté d’expression) la censure d’un livre de contes pour enfants sur la base de cette loi, poussant le ministre de la Justice lituanien à réagir.
⬇️ L’actualité étant suffisamment déprimante et anxiogène, je me contenterai du positif pour cette fois. 💝
💡 Mes recos (garanties 100% “woke”)
💥 - Ce 2 novembre paraît aux éditions JC Lattès Formés à la haine des femmes, de la brillante Pauline Ferrari. Je n’ai pas encore eu le temps de le lire et je ne suis pas objective, étant donné que j’ai la chance de partager un bout de son quotidien au sein du collectif de journalistes Hors cadre, dont on fait toutes les deux partie. Mais j’ai suivi cette aventure de puis le début, je connais sa force de travail, son expertise affûtée sur les mascus, et j’ai vraiment hâte de m’y plonger. Avec vous ?
Pour celleux qui prendront connaissance de cette newsletter à temps, rendez-vous ce jeudi 2 novembre à 19h à la brasserie La Croix de Chavaux, à Montreuil, pour une soirée autour de son livre.
📚 - Cet été est paru chez Points Pédés, magnifique ouvrage collectif coordonné par Florent Manelli. Si vous n’en avez pas encore pris connaissance, je vous invite à lire les fabuleux textes de Jacques Boualem, Camille Desombre, Adrien Naselli, Julien Ribeiro, Ruben Tayupo, Nanténé Traoré et Anthony Vincent, qui résonnent fort en moi encore aujourd’hui. En particulier ce constat : “pédé est un genre en soi”.
🎧 - A mettre absolument dans vos oreilles : le documentaire audio “Pause pipi” de Julie Auzou pour Arte Radio. Pas seulement parce que j’ai travaillé avec elle sur un podcast pour le collectif breton Splann! et qu’elle est super sympa, mais parce que c’est tout simplement excellent. Finesse d’écriture, réalisation très riche signée Annabelle Brouard, témoignages percutants dont certains incroyables (notamment d’enfants), drôle, passionnant : on y apprend plein de choses en 4 épisodes qui décortiquent l’urine au prisme du genre. Et on remet ENFIN en cause les urinoirs. MERCI.
… Tant que vous êtes là :
Ce 3 novembre paraît la version poche de mon livre Les Humilié·es (Les Équateurs). C’est chez Points pour la modique somme de 8,50€, si vous cherchez un cadeau de Noël pour vos parents, ou oncles et tantes en panne d’arguments.
Le 9 novembre, j’aurai la chance de présenter Les Humilié·es dans sa version poche, lors d’une rencontre croisée avec Marie Docher, photographe et autrice du merveilleux Et l’amour aussi, deuxième livre des éditions La Déferlante après le non moins fabuleux La Fin des monstres de Tal Madesta. Ça se passe avec les formidables libraires de À la marge, à Montreuil à 19h.
Un grand merci d’avoir lu ce premier numéro ! On se retrouve dans deux semaines pour un deuxième Gendercover.
D’ici là, si vous avez une information à faire passer, n’hésitez pas à m’écrire à newsletter.gendercover@gmail.com
Prenez soin de vous et à bientôt ! 🌈
[1] Sara Garbagnoli, Massimo Prearo, La Croisade « anti-genre ». Du Vatican aux manifs pour tous, Textuel, Petite encyclopédie critique, 2017.
Autres sources (que je citerai souvent ici) :
Céline Béraud, Philippe Portier, Métamorphoses catholiques, Acteurs, enjeux et mobilisations depuis le mariage pour tous, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, « Interventions », 2015.
Campagnes anti-genre en Europe. Des mobilisations contre l’égalité, sous la direction de Roman Kuhar et David Paternotte, PU Lyon, « SXS Sexualités », 2018.
BRAVO Rozenn ! Très instructif, toujours argumenté comme d'habitude, du positif qui fait du bien.
Pratique tous ces liens donnant accès aux articles en Français, en Anglais, vidéos, références de livres, etc. Très bon travail, continue !!!
Un premier numéro incroyablement intéressant !!