Dans les coulisses du lobbying anti-trans au Sénat
#7 - Au cœur des tractations dans les fonds marins.
Bonjour à toutes et à tous,
A quelques jours de la Journée internationale de la visibilité trans, ou Trans Day of Visibility (TDoV), le 31 mars, place à un rapport qui a fait grand bruit dans les communautés LGBT+, tout comme dans les médias réactionnaires la semaine dernière. Mais aussi - surprise, ou non - sur France Inter.
Au sommaire de ce numéro #7 :
Dans les coulisses du lobbying anti-trans au Sénat
La veille actu
Mes recos (garanties 100% “woke”)
Dans les coulisses du lobbying anti-trans au Sénat
Il était en préparation depuis environ un an : ce 19 mars, les sénateurs LR ont remis un rapport sur la "transidentification des mineurs".
Dévoilé en “exclusivité” par Le Point, puis par Le Figaro - et notamment par Paul Sugy, décidément très actif sur ces questions -, celui-ci alerte sur “la hausse croissante des demandes de changement de sexe chez les enfants et les adolescents”. Il s’achève sur 15 préconisations afin de - encore et toujours - “protéger ces mineurs particulièrement vulnérables”. Or, à sa lecture, il apparaît très clairement que le rapport, bien que promettant de rendre compte “de tous les points de vue”, se dirige dans une seule et unique direction : la restriction de droits pour les personnes trans. Et celle-ci est très largement influencée par l’omniprésence d’un lobbying anti-trans pendant les travaux des sénateurs. Petit tour en coulisses.
Mais d’abord, quelques chiffres. Oui, les demandes d’accompagnement de mineur·es trans ont augmenté ces dernières années. “Il y a 11 ans, j’avais dix demandes par an, aujourd’hui, j’ai dix demandes par mois. Évidemment, ça a augmenté parce que les gens en ont désormais connaissance”, rapportait par exemple Jean Chambry, pédopsychiatre responsable du Centre intersectoriel d’accueil pour adolescents à Paris (Ciapa), l’une des trois principales structures françaises accueillant des mineur·es trans en France, dans un de mes articles pour Mediapart. David Cohen, chef du service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent de la Pitié-Salpêtrière faisait quant à lui état de 250 personnes suivies par son équipe depuis 2013. Comme le rapporte Libération en citant les chiffres de la Caisse nationale d’assurance maladie, en 2020, seules 294 personnes parmi les 9.000 bénéficiaires de l’affection de longue durée pour transidentité ont moins de 17 ans.
“Soit 0,000021% des quelque 14 millions de ‘jeunes’ recensés en France en 2020”, précise le journal.
On est donc très loin d’une “épidémie”, d’un “phénomène”, et encore plus d’une quelconque “contagion sociale”.
Les bloqueurs de puberté, qui permettent de mettre la puberté en pause, en empêchant notamment l’apparition des caractères sexuels secondaires, ne concernent par exemple, que 11% des jeunes recensés à la Pitié-Salpêtrière. La prescription éventuelle d’hormones (testostérone ou œstrogènes), qui permettent de développer les caractéristiques physiques du genre auquel on s’identifie, arrive quant à elle bien après, à 17 ans en moyenne. Quant aux chirurgies éventuelles, “seule la torsoplastie est possible avant 18 ans”, m’expliquait pour Mediapart la psychiatre Agnès Condat, de la Pitié-Salpêtrière.
Quant aux fameuses “détransitions”, elles existent mais sont très rares - entre 1 et 4% selon la majorité des études américaines et canadiennes, comme le rapportait Libération. En France, sur l’ensemble des jeunes suivis par l’équipe pédiatrique pluridisciplinaire d’accompagnement des transidentités (Eppat) de l’hôpital Robert-Debré à Paris, le Ciapa et le service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent de la Pitié-Salpêtrière, un seul a émis des regrets.
La plupart des décisions sont par ailleurs prises par ces services dans le cadre de réunions de concertation pluridisciplinaires, impliquant tous les professionnels de santé spécialisés, et non sur un coup de tête, comme l’affirment les groupes de pression anti-trans1, qui ont justement largement influencé la rédaction du rapport susmentionné.
Revenons-en à nos moutons (ou plutôt à nos créatures marines). Le 21 mars, une organisation, en l’occurence l’Observatoire de la petite sirène, jugée transphobe par les associations LGBT+, s’est empressée de partager le rapport des sénateurs LR sur ses réseaux sociaux avant même que ce dernier n’ait été rendu public. Geste qui en dit long sur son implication.
Sur son site, l'Observatoire de la petite sirène (OPS) précise que le groupe de travail a été "accompagné par deux expertes" : Céline Masson et Caroline Eliacheff, co-directrices de l'OPS, qui ne sont en rien spécialistes de la transidentité. Leurs noms figurent d’ailleurs à plusieurs reprises dans ce document de plus de 300 pages, où il est indiqué que "pour mener à bien cette étude, le Groupe Les Républicains s’est appuyé sur l’expertise” de ces deux “spécialistes". Non content de participer activement à l’élaboration du rapport, l’OPS est également omniprésent dans la liste des personnes auditionnées. Si l’on compte Céline Masson et Caroline Eliacheff, les membres de l’OPS représentent ainsi au moins une dizaine de personnes sur la soixantaine auditionnées. Dans cette liste non exhaustive figurent ainsi :
- Nicole Athéa, qui a été membre du directoire de l'Observatoire La Petite Sirène
- Jean-François Braunstein, membre du conseil scientifique de l'OPS
- Angélique Gozlan, membre du directoire de l'OPS
- Christian Flavigny, membre du directoire de l'OPS
- Karinne Gueniche, membre du directoire de l'OPS
- Olivia Sarton, membre du directoire de l'OPS, membre de Juristes pour l'enfance, proche de La Manif pour tous
- Samuel Veissière, membre du directoire de l'OPS
- Patrick Hunter, membre du conseil scientifique de l’OPS
On y trouve aussi des représentants de plusieurs associations prônant une “approche mesurée des questionnements de genre” chez les jeunes : quatre membres - anonymes - du groupe français Ypomoni, deux membres de l’AMQG, son équivalent suisse, ou encore une représentante du collectif l’Être trans. Le choix des personnes auditionnées pour aborder les expériences d’autres pays est lui aussi particulièrement orienté. Parmi elles, le psychiatre anglais David Bell, auteur d’un rapport critique sur la prise en charge des mineur·es trans au Gender Identity Development Service (GIDS) de la clinique Tavistock & Portman à Londres, qui a depuis conduit à la fermeture du centre. Ou encore l’Américaine Lisa Littman, à l’origine de la théorie du “rapid-onset gender dysphoria” (ROGD), ou “manifestation subite de dysphorie de genre chez les adolescents et les jeunes adultes”, qui a fait l’objet de nombreuses critiques scientifiques2.
Bien sûr, il convient de préciser que le panel comprend également des représentant·es d’associations trans et des personnels de santé spécialistes de ces questions, mais qui sont en minorité en comparaison du nombre d’intervenant·es opposé·es à toute approche “transaffirmative”.
La tribune médiatique dont bénéficie Caroline Eliacheff, invitée face à l’avocate Caroline Mecary dans la matinale de France Inter le 21 mars, offre par ailleurs une caisse de résonance certaine à ces idées qui peuvent, à terme, mettre en danger les vies des personnes trans. Car Les Républicains, portés par la sénatrice Jacqueline Eustache Brinio, ne comptent pas s’arrêter là. En ligne de mire : le dépôt prochain d’une proposition de loi visant à supprimer la “circulaire Blanquer”, facilitant l’accompagnement des élèves trans à l’école, et surtout à interdire toute transition de genre avant 18 ans. Un texte déjà annoncé comme étant “le plus transphobe de toute l’Europe” par des associations concernées, comme Acceptess-T.
Et pas merci France Inter.
🤓 La veille actu
Au Brésil, les commanditaires présumés de l’assassinat de Marielle Franco, militante de gauche noire et lesbienne, abattue en pleine rue en 2018, ont été arrêtés. Parmi eux, l’ancien chef de la police civile locale. Un temps en charge de l’enquête sur ce meurtre, il est soupçonné d’avoir perçu 400.000 reais (74.000 euros) de pots-de-vin pour empêcher son avancée.
« Ils disaient : “Yes, on a réussi à les renverser” [...]. Ils ont fait exprès, c’était volontaire, j’ai tout entendu. Ils ont dit comme quoi ils avaient réussi leur coup et qu’il n’y avait pas de caméra autour. Ils étaient fous de joie », affirme Ibrahim H., passager qui a survécu à la collision avec une voiture de police à Aubervilliers, qui a coûté la vie à Wanys R., qui aurait dû avoir 19 ans le 21 mars. Huit jours après son décès, près d’un millier de personnes ont manifesté à La Courneuve pour réclamer justice, dans une affaire où les témoignages contredisent - encore et toujours - la version des forces de l’ordre.
Le leader mondial de l’intérim, Adecco, a enfin été condamné à 50.000 euros d’amende pour avoir établi un système de fichage racial afin de satisfaire les clients qui refusaient les travailleurs non blancs. J’avais consacré un article au procès pour Alternatives économiques.
Les mots "islam" et "immigration" présents 335 jours sur 365 sur les bandeaux-titres de la chaîne, quatre invités de gauche sur 79 personnalités interrogées en six mois... : CNews est bien une chaîne d’extrême droite. Mediapart explique pourquoi, alors que les dirigeants et têtes d’affiche de la chaîne étaient auditionnés par les députés de la commission d’enquête sur l’attribution, le contenu et le contrôle des autorisations de la télévision numérique terrestre (TNT).
Sur Mediapart toujours, cette enquête de mes excellent·es collègues du collectif de pigistes Hors cadre sur la disparition d’un Syrien de 49 ans nommé Jumaa, lors d’une intervention de police visant à empêcher des exilés de monter dans un bateau pneumatique.
Le 14 mars a été publié le rapport de la Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe sur les droits humains et l’identité de genre. Quinze ans après le travail de l'un de ses prédécesseurs, devenu un document de référence pour les acteurs des droits humains en Europe, la Commissaire Dunja Mijatović souhaite alerter sur la situation des personnes trans. Malgré des avancées, ces dernières "ne peuvent toujours pas aujourd'hui exercer leurs droits humains sur un pied d'égalité avec les autres", met-elle en avant, évoquant des "niveaux choquants de discrimination" et des pays où la situation se dégrade. "Tout cela doit être replacé dans le contexte actuel de recul des droits humains, qui se caractérise par une instrumentalisation des groupes marginalisés à des fins politiques et par une influence grandissante des mouvements anti-genre dans toute l’Europe", ajoute-t-elle. Dans ce rapport de plus de 120 pages, la Commissaire formule enfin 15 recommandations, parmi lesquelles l'adoption d'une législation qui garantisse aux personnes transgenres qui le souhaitent un accès facile à des procédures administratives rapides et transparentes permettant une reconnaissance juridique du genre fondée sur l'autodétermination, et donner accès à ces procédures aux personnes mineures. Elle appelle également les Etats membres à consulter les personnes trans et leurs organisations lorsqu’ils élaborent des mesures légales et politiques qui les concernent. Soit tout l’inverse de ce que défend l’Observatoire de la petite sirène.
Un éclairant travail d’infographies fait par France Info, permettant de visualiser la progression des partis d'extrême droite en Europe lors des législatives depuis 2010.
Lisez le dernier numéro de La Déferlante, et notamment cette excellente enquête de Perrine Bontemps et Victor Mottin sur les liens entre complotisme et transphobie (et je ne dis pas ça parce que j’y suis interviewée).
Et joyeux anniversaire à l’Ajar, association des journalistes antiracistes et racisé•es, qui fête déjà sa première année ! Vous pouvez notamment lire leur interview dans CQFD.
💡 Mes recos (garanties 100% “woke”)
🕺🏽 - Le flamboyant Lou Trotignon joue son spectacle à La Nouvelle Seine, à Paris, quasiment tous les vendredis jusqu’à fin-juin. Ça s’appelle Mérou, et il y raconte l’histoire de sa transition de genre et des vécus queer au-delà des parcours médicalisés. C’est brillant, fin, pédagogique et accessible aux personnes non-concernées. Et bien sûr, très drôle. Pour les non-Parisien·nes, il jouera aussi dans plein d’autres villes ces prochaines semaines : à Caen, Rouen, Troyes, Lyon, Auray Marseille… Foncez !
📘 - Pour prendre un peu de recul sur les paniques morales transphobes, vous pouvez lire le très court et accessible nouveau livre du sociologue Emmanuel Beaubatie, paru en mars aux éditions du Seuil (Libelle) : Ne suis-je pas un·e féministe ? Il y revient de manière très didactique sur l’histoire du féminisme, et la façon dont les personnes trans y sont tour à tour incluses et exclues, comme d’autres minorités discriminées.
🏳️⚧️ - Et c’est tout pour ce numéro sponsorisé par le “lobby-slash-grand-complot-trans”.
Pour plus d’informations au sujet de la réalité des prises en charge des mineur·es trans en France, je vous invite notamment à lire (liste non exhaustive) :
Ces articles recommandés par l’AJL, association des journalistes LGBTI.
Cette foire aux questions de l’association Toutes des femmes sur les mythes et mensonges sur les personnes trans.
Ce site réalisé par une trentaine d’associations spécialisées, qui décrypte la stratégie d’influence de l’Observatoire de la petite sirène.
Les très riches et très documentés billets de Claire Vandendriessche, co-présidente du Réseau santé Trans, sur le blog de Mediapart.
Si vous voulez vous faire une idée par vous même et compléter l’analyse de cette liste, vous trouverez le rapport ici.
Un grand merci d’avoir lu ce septième numéro !
Si vous avez une information ou suggestion à faire passer, n’hésitez pas à m’écrire à newsletter.gendercover@gmail.com
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A bientôt !
Tellement important merci
Merci pour ce travail nécessaire. J'ai deux points qui me chiffonnent dans l'article : le fait que l'illustration soit générée par IA, et le fait que les références citées n'incluent pas notamment le travail excellent produit par Claire Vandendriessche, qui est pourtant une experte de référence en France (https://blogs.mediapart.fr/claire-vandendriessche/blog/081123/deux-idees-troubles-derriere-la-transidentification-des-mineurs). Promis c'est pas Claire qui écrit ce message !