Quand le genre est devenu un outil politique bien pratique
#4 - Ou comment son instrumentalisation a complètement dépassé l'Église catholique.
Bonjour à toutes et à tous,
Bienvenue dans ce quatrième numéro de Gendercover, que j’envoie avec un peu de retard, et qui sera par ailleurs le dernier de l’année. Mais pour me rattraper, je vous réserve une surprise à la fin, pour vous ou à mettre au pied du sapin. 🎄
Au sommaire de ce numéro #4 :
Le genre, un instrument politique bien pratique
Critique médiatique (oui c’est une newsletter en “ique”)
La veille actu
Baromètre des droits en Europe
Mes recos (garanties 100% “woke”)
Une surprise
Le genre, un instrument politique bien pratique
De “signifiant vide” à “colle symbolique”
J’en ai parlé dans le numéro 2 de Gendercover : on a assisté, au début des années 2000, à une politisation des questions de genre par l’Église catholique. Mais ce que cette dernière ignorait alors, c’est que la diabolisation de ces questions allait un jour complètement la dépasser.
La polémique autour des manuels de SVT ne constitue, en 2011, que la première brique de l’instrumentalisation politique du concept de genre, dont se sont depuis emparées d’autres forces. Alors que l’UMP et le Parti chrétien-démocrate font, dans les années 2010, de la lutte contre la prétendue “théorie du genre” leur cheval de bataille, d’autres mouvements encore plus réactionnaires font leurs armes au même moment. Et perçoivent, surtout, dans ce flou idéologique, une rhétorique bien pratique.
Véritable moment de bascule sociétal, médiatique et politique, l’interminable et violent débat sur le mariage pour tous et toutes a ainsi permis à de nombreuses organisation satellites de “La Manif pour tous” de voir le jour. On peut citer en exemple le mouvement politique Sens commun, devenu le Mouvement conservateur, qui a apporté son soutien à François Fillon lors de la campagne présidentielle de 2017 avant de se rallier à la candidature d’Éric Zemmour en 2022. En 2013 naît également “Le Printemps français”, composé de militants d'extrême droite et catholiques identitaires, ou encore le mouvement néo-réac, identitaire et anti-avortement Les Antigones. La liste est longue et ne se limite pas à la France.
C’est ainsi également en 2013 que se fédèrent des extrémistes religieux autour d’un projet commun visant à “restaurer l’ordre naturel”. Nommé Agenda Europe, un groupe de pression conservateur rassemblant 100 organisations dans plus de 30 pays européens se donne pour mission de faire reculer les droits humains dans le domaine de la santé sexuelle et reproductive. Parmi leurs cibles : l’avortement, les droits des personnes LGBT+ et des femmes dans leur ensemble. On notera d’ailleurs que Ludovine de La Rochère, l’actuelle présidente du “Syndicat de la famille”, feu La Manif contre tous, a participé activement à ce mouvement. Le dessein commun de tous ces acteurs ? La volonté de “déployer une mobilisation anti-genre sur le plan politique”.1
“Le concept de genre a été choisi pour identifier un ennemi porteur d’une vision dénaturalisée de l’ordre sexué et sexuel”, écrivent les chercheur·ses Sara Garbagnoli et Massimo Prearo.2 Tous deux constatent que la croisade “anti-genre” est devenue “un combat attrayant pour des nombreux groupes d’extrême droite, identitaires et néofascistes (De Guerre et Prearo 2016) qui, à travers le prisme de la ‘guerre au genre’, reformulent dans des termes ‘anthropologiques’ leur cause nationaliste, xénophobe et raciste”.
Il faut dire que la prétendue “idéologie du genre” ou “théorie du genre” représente une matrice idéologique très fructueuse, car à la fois fourre-tout et élastique. Ses détracteurs lui donnent d’ailleurs tour à tour des appellations très hétérogènes : la “théorie du genre sexuel” devient, pour d’autres, le “gender”, le “genderisme”, le “lobby LGBT”, ou plus récemment le fameux “wokisme” (que j’aborderai dans un autre numéro).
Ou, pour reprendre les mots du sociologue David Paternotte : il s’agit-là d’un formidable “signifiant vide”, capable, dès lors, de désigner tout et n’importe quoi :
“D’une part, il s’agit d’un signifiant vide qui peut s’inscrire dans des projets politiques et idéologiques variés et s’alimente de peurs qui varient selon les contextes (…). D’autre part, dans un monde pluriel et mouvant, l’ordre supposé des sexes et des sexualités est devenu, comme la nation, un symbole de stabilité. Coexistant souvent avec des attaques contre la ‘pensée 68’, le cosmopolitisme européen ou l’Islam, l’opposition au ‘genre’ témoigne de la recherche de vérités absolues et de la nostalgie d’un monde perdu. Des certitudes que les études de genre contribuent à ébranler...”
En faisant du genre un ennemi commun à abattre, les forces d’extrême droite s’adressent ainsi à un plus large public. La diabolisation de cette pseudo “théorie” qui menacerait l’avenir de l’humanité - entendue comme blanche, hétéropatriarcale et catholique - permet ainsi de cibler des boucs-émissaires interchangeables et infinis. C’est pourquoi les mouvements anti-genre sont aussi anti-féministes, anti-LGBT, anti-immigration. Ou pour résumer : anti-égalité.
En réalité peu connue du grand public, fantasmée et détournée, la notion de genre peut être très facilement instrumentalisée. Elle fait ainsi office de “colle symbolique”, permettant à différents acteurs de s’unir contre un ennemi commun.3
Selon David Paternotte, le genre “permet d’agglutiner différents discours sous une même menace, grâce à laquelle ces différents acteurs peuvent converger, et apparaît comme un terrain de rassemblement, le genre incarnant une attaque contre au moins un des trois ‘N’ défendus par ces acteurs : la nature, la nation et la normalité”.
Le genre comme “colle symbolique” permet donc de fédérer des mouvements anti-européens, anti-libéraux, homophobes, transphobes, racistes, islamophobes et antisémites.
Au Brésil, Jair Bolsonaro, qui promettait de se battre contre “l’idéologie du genre”, a fait de l’attaque des minorités sexuelles, de genre et de race son programme électoral et présidentiel. Partout dans le monde, et y compris en Europe, l’arrivée au pouvoir de forces populistes s’accompagne ainsi des mêmes politiques. De manière aléatoire, et dans un ordre qui diffère selon les pays, les gouvernements conservateurs s’en prendront ainsi tour à tour aux immigrés, aux personnes LGBT+ et aux droits des femmes, le tout étant intrinsèquement lié. C’est ce qu’on a pu d’ores et déjà observer en Hongrie, en Pologne, ou encore plus récemment en Italie.
C’est ainsi que le Vatican s’est ainsi peu à peu laisser dépasser par le monstre qu’il a créé, comme l’analysait le sociologue Éric Fassin dans notre entretien pour mon livre :
« Est-ce que le vrai problème, c’est le genre et l’ordre sexuel, ou le vrai problème, c’est la race ? La position catholique, c’est plutôt la première. Et il se trouve qu’un courant va réussir à réconcilier les deux, c’est justement les fachos. C’est Bolsonaro, c’est Trump, et cetera. C’est-à-dire, ceux qui vont dire : “Bah ouais, on est homophobes, on est sexistes, on est transphobes, et par ailleurs on est xéno- phobes et on est racistes et aussi antisémites.” C’est une résolution parmi d’autres du dilemme ou de l’aporie “genre ou race”, et c’est une résolution qui n’est pas celle du Vatican ni de l’Église catholique en France ».
📰 Critique médiatique
La journaliste Barbara Olivier-Zandronis a été mise à l’écart par la radio RCI suite à une interview de Jordan Bardella, président du RN, que les médias qualifient de “musclée” ou encore “tendue”. C’est particulièrement inquiétant, pour plusieurs raisons.
Face à un interlocuteur politique répondant, comme souvent, à côté, la journaliste n’a fait que le recadrer pour qu’il réponde à ses questions, et lui a laissé longuement la parole quand c’était le cas. Elle est restée professionnelle face à un homme lui demandant dans quel parti elle avait sa carte et la qualifiant d’”agressive”, alors qu’elle ne faisait que poser des questions argumentées, sourcées, précises, pour lesquelles elle demandait des réponses.
En résumé, Barbara Olivier-Zandronis n’a fait que son métier. Seulement, on s’est tellement habitué·es à voir des cadres du RN dérouler leurs éléments de langage, sans recadrage ni contradiction, qu’on en vient à oublier que les médias ne sont pas des passe-plats.
C’est précisément ce qu’a empêché Barbara Olivier-Zandronis, par son recadrage et ses questions précises. “Ce n’était pas une interview, mais un débat politique”, a pourtant estimé le directeur de RCI Guadeloupe concernant le travail de sa journaliste. “Quand on est agressif à ce point, quand on perd ainsi ses moyens, quand on ne laisse pas parler l’invité… je pense que Barbara s’est mis la pression et qu’elle n’a pas le métier nécessaire”, a-t-il ajouté faisant preuve d’un immense paternalisme, combiné à un mélange de sexisme et de racisme, comme Jordan Bardella - aurait-il fait la même remarque sur un homme blanc ?
Plusieurs jours après, il continuait de dénigrer le travail de Barbara Olivier-Zandronis, en répétant qu’il s’agit d’une "jeune journaliste", "en CDD", mise à ce poste "pour la tester". Hervé de Haro raconte même avoir présenté ses excuses au président du RN à la sortie du studio. Mais quelle violence pour la journaliste, quelle honte pour notre profession.
La mise à l’écart de Barbara Olivier-Zandronis est grave, comme le montrent très bien Prenons la Une et l’Ajar, association des journalistes antiracistes et racisé·es dans ce communiqué. Elle devrait nous alerter, pour ce qu’elle dit de l’état de nos médias et de la banalisation de l’extrême droite. Je vous invite à écouter l’interview, sur laquelle tous·tes les journalistes devraient prendre exemple sans tarder, et à lire l’analyse que Barbara Olivier-Zandronis fait de son éviction dans cet entretien pour Arrêt sur images. Le lien de la pétition pour la rétablir à l’antenne de RCI Guadeloupe est ici.
🥸 La veille actu
#PMA : le délai moyen de prise en charge pour une assistance médicale à la procréation (AMP) avec don de spermatozoïdes à l’échelle nationale s’allonge à 15,8 mois, alerte l'Agence de biomédecine. Alors que le nombre de donneuses d'ovocytes augmente, le nombre de candidats au don de spermatozoïdes reste stable en 2023 et insuffisant face à l'augmentation massive des demandes de prise en charge. Les derniers chiffres de l'enquête de suivi de mise en œuvre de la loi de la bioéthique auprès des centres de don et d’autoconservation de gamètes sont disponibles sur le site de l'Agence de biomédecine.
Onze membres de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise) ont annoncé leur démission le 14 décembre. Ils et elles s’opposent au changement de présidence et à l’éviction du juge des enfants Edouard Durand, qui présage à leurs yeux un changement de cap. Ses remplaçants, l’ex-rugbyman Sébastien Boueilh et la pédiatre Caroline Rey-Salmon prônent une posture moins militante, moins féministe “et non genrée”… et ce alors que dans 95,2% des cas, les auteurs de ces violences sont des hommes.
Absence de "réelle concertation", "stratégie d’évitement d’un gouvernement préférant agir seul", "caractère chaotique de la coordination entre les ministères et la société civile, avec les associations", "mépris des pouvoirs publics”, "simples redites des plans précédents", “absence de budgétisation précise et d’indicateurs de contrôle”. C’est dans ces termes que la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) évalue le Plan national d’actions pour l’égalité des droits, contre la haine et les discriminations anti-LGBT+ (2020-2023). En résumé : derrière la com’ du gouvernement, le bilan du gouvernement sur les questions LGBT+ n’est pas glorieux.
A un meeting des extrêmes droites européennes, le président du RN Jordan Bardella a montré un visage bien loin de la dédiabolisation à l’oeuvre face aux caméras. Parlant de l’Europe comme de “l’hôtel cinq étoiles de l’Afrique”, comme le soulevait justement Barbara Olivier-Zandronis RCI Guadeloupe, il n’a eu aucun problème à s’afficher avec de nombreux alliés nationalistes, anti-LGBT et ouvertement racistes, défendant “la population de souche européenne”, comme le décrit Youmni Kezzouf sur Mediapart ou Clément Guillou sur Le Monde, ces deux médias ayant consacré plusieurs articles à ce rassemblement fasciste, ici, là ou encore là.
Comment ne pas être en colère à la lecture de cette enquête de David Perrotin ? Alors que les quatre élèves accusés d’avoir harcelé le jeune Lucas, 13 ans, en raison de son orientation sexuelle, ont été condamnés en première instance et relaxés en appel, cet article montre à quel point l’enquête à été bâclée. Lucas, qui s’est suicidé le 7 janvier 2023, subissait depuis plusieurs mois des injures homophobes, et les nombreuses alertes n’ont pas du tout été prises au sérieux par son établissement.
Fait notable : Mediapart (oui encore lui) n’utilisera plus le terme d’”ultradroite” et parlera désormais d’”extrêmes droites”. C’est expliqué ici.
👩🏻⚖️ Baromètre des droits
⬆️ 🇵🇱 - En Pologne, c’est la fin de huit années de règne du parti Droit et Justice (PiS), nationaliste et ultraconservateur. Le 11 décembre, le pro-européen Donald Tusk a été élu Premier ministre. Ce 13 décembre, la Cour européenne des droits de l’homme a par ailleurs donné raison à cinq couples homosexuels dont les mariages avaient été refusés par les autorités polonaises. Et la nouvelle ministre à l’Égalité, Katarzyna Kotula, a déclaré qu’elle ferait de la lutte contre les discriminations une priorité.
➡️ 🇮🇹 - Depuis le 28 novembre et jusqu’au 22 décembre, un procès historique se tient dans le nord de l’Italie. En mars dernier, la procureure de Padoue a annoncé la remise en question des actes de naissance comprenant deux mères, peu après l’arrivée au pouvoir du gouvernement d’extrême droite de Giorgia Meloni. Ces derniers avaient pu être établis grâce au maire de la ville, qui a décidé en 2017 d’inscrire à l’état civil les mères non biologiques d’enfants nés au sein de couples lesbiens. L’avenir de dizaines de famille dépend de ces audiences, à l’issue desquelles des mères pourraient perdre tout droit parental sur leurs enfants. A lire sur Bastamag et La Déferlante.
⬇️ 🇬🇧 - Au Royaume-Uni, l’ancienne Première ministre et actuelle députée du Parti conservateur, Liz Truss, continue son offensive anti-trans. Le 6 décembre, elle a présenté un projet de loi visant à interdire aux femmes trans d’accéder aux espaces non mixtes et à empêcher toute transition de genre avant 18 ans. Adoptant une rhétorique Terf (Trans-exclusionary radical feminist, un mouvement se revendiquant du féminisme qui exclue les personnes transgenres), elle précise vouloir de cette façon “protéger les droits des femmes et le bien-être de nos enfants”.
💡 Mes recos (garanties 100% “woke”)
📕 - Si vous cherchez un beau cadeau de Noël pour votre cousin (ou votre mère) qui a suivi tout Drag Race France, il y a le magnifique ouvrage Drag, un art queer qui agite le monde, d’Apolline Bazin qui vient de sortir aux éditions EPA, spécialisée dans les beau livres. La couverture brille et change de couleur en fonction de la lumière, mais je ne vous en dit pas plus.
🖼️ - Jusqu’au 4 février se tient l’exposition Au temps du sida à l’impressionnant musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg. Le contenu est très riche et vous y serez invité·e à retourner dans le placard (celles et ceux qui y sont allé·es comprendront, les autres : c’est pour le meilleur, promis). Si vous tombez bien, vous pourrez même y assister à un concert de la superbe chorale queer Pelicanto.
🖼️ - En autre exposition, il ne vous reste que jusqu’au 20 décembre pour aller voir Défricheuses, Féminismes, caméra au poing et archive en bandoulière à La Cité internationale des arts à Paris, en partenariat avec le Centre audiovisuel Simone de Beauvoir.
🎁 LA SURPRISE 🎁
Gagnez un exemplaire poche de mon livre Les Humilié·es
Pour cela, il vous suffit de répondre à quelques questions en retour à ce mail, pour m’aider à mieux vous connaître et savoir ce que vous attendez de cette newsletter :
Comment as-tu eu connaissance de cette newsletter ?
Qu’est-ce qui t’intéresse dans Gendercover ?
Aimes-tu un format en particulier ? (Veille actu, baromètre des droits, Le souvenir militant de…, Un oeil sur les SHS…)
Qu’aimerais-tu lire/apprendre dans Gendercover ?
As-tu d’autres remarques, suggestions, envies, critiques ou mots doux ?
Le 20 décembre, je tirerai au sort une personne parmi les répondant·es : à vos claviers. 🥳
Un grand merci d’avoir lu ce quatrième numéro !
Gendercover se met en pause pour la fin d’année. Je vous donne rendez-vous pour le prochain le 4 janvier.
D’ici là, si vous avez une information à faire passer, n’hésitez pas à m’écrire à newsletter.gendercover@gmail.com
Je sais, pour ne pas tellement aimer cette période moi-même, que les dites “fêtes” ne sont pas joyeuses pour tous·tes. Pour vous y préparer, je vous invite à écouter ce crossover des podcasts Les Couilles sur la table, Kiffe ta race et le regretté Camille de ma brillante consoeur Camille Regache. Entourez-vous des personnes que vous aimez et prenez soin de vous ! 🌈
Rapport « Restaurer l’ordre naturel: un agenda pour l’Europe », Forum parlementaire européen (EPF), avril 2018.
Sara Garbagnoli, Massimo Prearo, La Croisade « anti-genre ». Du Vatican aux manifs pour tous, Textuel, Petite encyclopédie critique, 2017.
Eszter Kováts, Maari Põim, Gender as Symbolic Glue: The Position and Role of Conservative and Far-right Parties in the Anti-gender Mobilizations in Europe, Foundation for European Progressive Studies, 2015.